« Mais, la ville est nue ! »
Quel rapport entre les contes d’Andersen, l’IA et la « Smart City » ? Réponse dans cet article :
Andersen et Les habits neufs de l’empereur
A Copenhague j’ai fait la rencontre de Stephen Alstrup, CEO et co-fondateur de SupWiz. Pour clôturer notre échange (qui portait principalement sur l’utilisation de chatbots par des municipalités), Stephen me conta Les habits neufs de l’empereur de Hans Christian Andersen.
Dans ce conte, l’écrivain danois met en scène un empereur qui se soucie tellement de sa garde-robe qu’il en vient à délaisser son royaume et ses sujets. Ayant eu vent de ce fait, deux escrocs se présentent à sa cours comme les plus grands tisserands de la région. Ils affirment être capables de concevoir une étoffe si belle, que seul les esprits les plus clairvoyants seront en mesure de la voir. Interloqué, l’empereur demande aux deux étrangers de créer une telle tenue. Quelques jours plus tard, les escrocs reviennent les mains vides mais remplis d’assurance : « voici l’étoffe, qu’en dites-vous ? ». L’empereur ne voit rien mais ne voulant passer pour un sot s’exclame que la parure est magnifique. Les courtisans, quant à eux, font échos aux propos de leur souverain : « splendide ! », « merveilleux ! », « inégalable ! ». Echauffé par l’effervescence générale, l’empereur décide de défiler dans son royaume avec sa nouvelle étoffe. Quelle ne fut pas la surprise du peuple lorsqu’il vit sont souverain pavaner fièrement dans les rues, nu ! Personne n’osait pourtant prononcer un mot jusqu’à ce qu’un enfant, surgissant de la foule, s’écrie : « Mais, le roi est nu ! ». Des rires commencèrent à résonner et bientôt la foule tout entière s’indigna : « Mais il n’a pas d’habit du tout ! ». Humilié, le roi décida de poursuivre sa parade vêtu de sa tunique invisible.
Rencontre avec Stephen Alstrup
Quel rapport avec l’IA urbaine ?
Pour Stephen, certaines villes sont semblables à l’empereur d’Andersen : désireuses de passer pour « intelligentes » (smart), elles se parent d’artifices pour finalement se retrouver à nu.
Prescription versus coordination
Dans Building and Dwelling, Ethics for the City, Richard Sennett distingue deux types de “smart city” : les smart city prescriptives et les smart city coordinatrices.
Dans le premier cas, la technologie est une injonction, elle guide (souvent sans qu’ils s’en rendent compte) les citoyens. En ce sens, la ville devient « user friendly ». Richard Sennett prend notamment l’exemple du touriste qui, désireux de boire un café, cherche un Starbucks sur Google Map plutôt que de prendre le temps de découvrir la ville. La multitude de choix, de paysages et de trajets qui s’offraient à lui se réduit à un itinéraire optimisé. Originellement ouverte et complexe la ville devient close et simple. Pour reprendre l’analogie de Stehpen, elle est dépouillée, déshabillée.
Un Starbucks Coffee à New York
La « smart city coordinatrice », au contraire, ouvre un champ des possibles plus qu’elle ne le restreint. Elle stimule le citoyen et lui offre un espace de liberté. Comment ? Réponse avec 3 découvertes de mon tour du monde.
Rhabiller la ville
A Singapour j’avais rencontré Fabien Clavier (Project Coordinator à l’ETH de Zurich). Il m’avait présenté le software Ideas for Tanjong Pagar, en référence au nom du port singapourien qui est sur le point d’être déplacé. Disponible en ligne, ce logiciel permet aux citoyens de dessiner leur quartier idéal (comme dans SimCity). Les données récoltées permettent ensuite de faire ressortir des patterns et de prendre en compte les aspirations citoyennes dans l’aménagement du territoire. L’open world d’Ideas for Tanjong Pagar incite l’utilisateur à s’interroger, à faire des suppositions : « Et si je créais des tours plus hautes ? », « Et si je rajoutais des parcs ? », etc. Pour le philosophe Charles Sanders Peirce, ce « Et si ? » est le premier pas vers une pensée complexe. L’outil de l’ETH de Zurich permet donc de coordonner un double niveau de complexité : quantitatif (du fait de la participation citoyenne) et qualitatif (chaque citoyen propose une solution singulière et non-structurée).
La plateforme Ideas for Tanjong Pagar
A Amesterdam, Alessandro Bozzon (Professor and Chair of Human-Centered Artificial Intelligence at Delft University of Technology), m’avait présenté le projet Social Glass. Issue d’une collaboration entre l’AMS (Amsterdam Institute for Advanced Metropolitan Solutions), la Ville d’Amsterdam et l’Université de Technologie de Delft, Social Glass utilise de web mining sur les réseaux sociaux (Twitter et Instagram) pour mieux comprendre les citoyens : comment réagissent-ils à un évènement rare ? quels aménagements urbains souhaitent-ils ? quel est leur « état émotionnel » ? Là ou un sondage aurait conditionné ou limité la réponse des citoyens, Social Glass propose une approche nuancée et ouverte.
Enfin, lors de l’étape de Londres, j’avais fait la rencontre d’Alison Fairbrass (Postdoctoral Research Associate at UCL). Elle travaille sur l’utilisation d’IA et de capteurs acoustiques pour cartographier la biodiversité urbaine londonienne. Cette technique a notamment été utilisée pour identifier l’influence de certains activités urbaines (l’organisation d’un match de football) sur des populations de chauves-souris. Ici, l’IA rajoute un niveau de complexité à l’espace urbain. Richard Sennett distinguait deux réalités urbaines : la ville (pour les bâtiments et infrastructures) et la cité (pour les citoyens). Les travaux d’Alison nous incitent à en rajouter une troisième : Le vivant (la faune et la flore).
Dans chacun de ces exemples, l’IA décloisonne la ville. Loin de la simplifier ou de la réduire à un agrégat de services (« la ville-service »), elle l’habille d’une étoffe fragmentée, imparfaite, mais visible de tous.