« On veut d’une IA qui explique son chemin de décision » – Philippe Sajhau
Comment IBM utilise-t-elle de l’IA pour aider les villes à devenir plus durables ? Pour répondre à cette question j’ai rencontré Philippe Sajhau, vice-président Energy/Utilities Telecom/Media et Villes chez IBM France
Pourriez-vous rappeler ce qu’est Watson ? Et comment peut-il s’intégrer dans un contexte urbain ?
Watson est le nom donné à l’IA développée par IBM. Au regard de la diminution drastique du cout de calcul et de l’augmentation considérable de données capables d’enrichir des algorithmes apprenants, IBM a décidé de développer Watson. Watson peut être traité de deux manières. Il y a d’abord un ensemble d’API qui peuvent être utilisées pour enrichir un logiciel (quel qu’il soit). Dans ce cas IBM commercialise à l’usage ces API. L’autre manière de faire est de construire un projet avec un client.
A l’échelle d’une ville, Watson est souvent utilisé de façon intégrée dans une solution. Par exemple à Atlanta nous avons implémenté un superviseur d’accidents sur une vingtaine de réseaux routiers. Dans ce cas on travaille avec du machine learning, pour créer des modèles qui nous permettent d’identifier des zones à risques et de déployer des informations ou des ressources aux endroits les plus pertinents.
Dans une Keynote de 2016 vous avez développé la notion de « ville de confiance ». Pourriez vous rappeler de quoi il s’agit ? Et l’IA peut-elle nous aider à créer des villes de confiance ?
Dans le cadre de la Smart City, un nombre croissant d’acteurs privés se sont invités dans le paysage urbain. L’exemple le plus typique est Waze. Avec plusieurs millions d’utilisateurs en France, Waze est un outil d’optimisation des déplacements routiers. En tant que tel, il a interféré avec l’un des rôles de la ville qui est celui d’organiser sa mobilité. C’est dans ce contexte que la notion de « tiers de confiance » intervient. Est-ce à Waze d’organiser les déplacements urbains ? Ou à la ville de le faire ?
Par ailleurs, L’IA se divise en deux branches. D’un côté elle permet d’enrichir le langage humain (par l’image ou le son), de l’autre elle aide à identifier des modèles de comportement pour conseiller une prise de décision. Chez IBM, nous sommes essentiellement dans une logique d’intelligence augmentée et non artificielle. Il s’agit donc d’aider un acteur (des villes notamment) à prendre des décisions plus rapides et plus éclairées. Plus éclairées car on veut d’une IA qui explique son chemin de décision.
L’un des enjeux majeurs de notre temps est la résilience des villes. Auriez-vous un exemple de villes avec lesquelles IBM a collaboré pour atteindre cet objectif ?
La résilience est le fait de survivre à des évènements et de s’y adapter. Aux débuts de la Smart City, certaines personnes affirmaient que plus on connectait une ville, plus on risquait de tuer sa résilience. L’argument consistait à dire que, suite à une certaine prise de décision, la connectivité allait entrainer un emballement décisionnel. Je pense que pour éviter cela il faut rester dans le conseil à la décision et faire en sorte que l’Homme reste toujours le décideur final.
On a donc développé une plateforme qui permet de mieux identifier, suivre et anticiper les actions autour d’un risque de désastre naturel. On s’est rendu compte que ce qui est important c’est, certes de prédire, mais surtout de réaliser des prévisions dans des zones précises et dans un temps suffisant pour être en mesure de mener une action concrète. Par exemple, à Rio on a été capable de prédire des glissements de terrain sur une zone de 1 km² et sous 48h. A Pékin, on est capable de prévoir sur 72h des origines multiples de pollution et donc de donner à la collectivité un outil d’aide à la décision. On est également capable d’agréger des données de sources diverses (réseaux sociaux, police, etc.) pour anticiper des décisions Or, dans un cas d’inondation, on sait que lorsque l’on gagne un quart d’heure on peut sauver des vies et, en plus, faire des économies utiles pour aider la ville à revenir à un stade opérationnel par la suite.
A Stockholm IBM a déployé de l’IA pour fluidifier le trafic routier. Comment avez-vous procédé ? Et quels ont été les résultats de cette expérimentation ?
La hausse de la population urbaine et la nécessité de diminuer nos émissions de CO2 nous force à devoir réguler le trafic routier. Pour ce faire, une solution possible consiste à moduler l’accès à la ville par une logique de paiement. Mais le paiement va être dynamique et lié aux moments de la journée (voire aux types d’automobilistes). On est ainsi en mesure de garantir un accès à la ville non discriminant.
La ville de Stockholm avait choisi de mettre en place cette solution. Elle avait un double objectif : apporter de la fluidité aux usagers et permettre à la ville de réinvestir l’argent gagné dans des mobilités douces. Pour ce faire, on a implémenté un système de détection de plaques d’immatriculation en temps réel. On a ainsi été en mesure de créer un péage qui ne provoque pas des embouteillages et de moduler son prix (selon les moments de la journée et les voitures). Par exemple, Stockholm avait identifié des « véhicules prioritaires » qui ne payaient pas l’entrée en ville. On a ici un outil qui fluidifie le trafic, qui génère des revenus et qui est aussi juste que la politique urbaine le décide.
Tout au long de ce projet des sondages ont été réalisés. Au début, les habitants de Stockholm étaient majoritairement contre. Mais à la fin, le projet a été plébiscité. Et pour cause, en plus de fluidifier le trafic, le projet a réduit la pollution de 20%. De plus, le péage a entrainé un report modal de 140 000 personnes sur les transports publics. Enfin, le projet a accéléré les investissements dans les transports doux.
On reproche souvent à l’IA d’être énergivore. Peut-on utiliser une IA de manière durable ?
On peut déjà utiliser de l’IA dans l’Edge. On commence en effet à avoir des IA localisées dans le capteur. Dans ce cas, l’IA ne remonte pas dans un Cloud centralisé. De plus, on essaye d’utiliser le plus possible des énergies vertes pour alimenter les data center. Enfin, une donnée de Saint Malo ne doit pas forcément être envoyée dans un data center de San Francisco. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle chez IBM on a 400 data centers dans le monde et qu’on essaye de faire en sorte que la puissance de calcul soit le plus localisée possible (voire qu’elle soit directement dans le capteur).
Je pense que, de plus en plus, on s’oriente dans la logique du Cloud Edge. Le Cloud Edge permet de répartir les puissances de calcul et de les mettre au bord de là où on en a besoin. Par exemple, si dans une entreprise on a un parc de robots qui fonctionnent en autonomie, on va mettre un calculateur près de ce parc de robots.
Pour conclure je dirai que la ville intelligente, ou cognitive, n’est qu’un moyen d’aller vers la ville durable où il fait bon de vivre. Si le numérique peut être un moyen de moins consommer d’énergies, d’avoir un choix de mobilité plus averti et de mieux prédire des catastrophes, il aura atteint un certain nombre d’objectifs qui doivent se coupler avec des changements d’usage. Le numérique est donc un outil pour mieux vivre mais il ne suffira pas, à lui seul, à résoudre tous les problèmes.